« Je connaissais déjà l’œuvre de Pierre des années avant de l’avoir rencontré. J’ai réalisé que son nom était associé à quelques « classiques » des images mémorable qui avaient marquées mon adolescence quand je feuilletais le magazine Life : La Callas fixant l’horizon, le regard perdu, les mains tachées de rouge ! Fellini de profil en plein tournage de Juliette des Esprit ! Ces cadets de West Point se laissant aller à danser ensemble.
Quand j’ai eu la chance de le rencontrer, de lui parler j’ai compris à quel point la photographie était pour lui « un artisanat furieux », une manière de s’effacer derrière ce qui se présente au regard. Sa volonté de traduire l’émotion et la vérité de ce qu’il regardait passait avant tout effet de signature. Il s’est voué à l’un des genres les plus nobles de la photographie : le reportage.
Reporter il traquait « l’événement » qui résultait de la seule magie de ce qui se passait entre lui et ce qui se trouvait devant son objectif, dans sa façon de regarder le monde. Il avait l’art de saisir la folie mais aussi la beauté d’un instant, d’anticiper ce qui par la suite allait faire date. Cette intuition formidable on la ressent dans le regard qu’il porte sur Yves Saint Laurent qu’il accompagnera avec la même constance tout au long de sa prestigieuse carrière.
On devine chez Pierre Boulat l’admiration, la bienveillance quand il observe des artistes et des hommes de génie. Il cherche à saisir ce qu’il y a de plus beau, de plus noble, de plus élégant chez eux : les yeux noirs et profonds de Karen Blixen, le charme de Truman Capote… Je pense qu’il faut être soi-même artiste pour parvenir à une telle connivence, un tel nature avec un autre artiste. Mais là encore, Pierre Boulat a toujours refuté l’idée même d’être, dans son domaine, « un grand artiste ». IL pensait que la photo de reportage n’était pas un art, qu’elle servait d’abord une fonction, celle d’informer, et qu’il fallait ensuite passer à autre chose : le prochain papier, le prochain voyage, le nouveau modèle d’appareil photo. Aller de l’avant toujours, à la rencontre du monde, sans essayer ni même se soucier de construire une œuvre.
Et pourtant Pierre Boulat s’inscrit dans ce que la photographie a produit de plus fort et de plus vivant depuis l’après-guerre. À la vision de son travail, des premières photos prises dans les années 1949, jusqu’aux dernières images couleur, tout semble prendre forme de manière harmonieuse, sans effort, au gré des époques, des visages, des paysages. Ses images sont traversées par la même énergie, la même curiosité. On a l’impression d’être face à des visions uniques, que ce soit devant les habitants de Port-Saïd après les bombardements ou face au regard plein de malice d’une comtesse italienne jet-set ou d’une serveuse de bar aux Etats-Unis. Parce que sa morale de photographe lui interdisait toute hiérarchie de valeur, Pierre Boulat a su faire du quotidien une aventure exceptionnelle, et de chaque scoop un moment saisi sur l’instant avec une spontanéité qui échappe à l’Histoire. »
Nicolas Saada